Bandes Dessinées

Modérateur : maître charpentier

Ema
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Re: Bandes Dessinées

Message par Ema » 27 juin 2020 12:45

Ma fille, mon enfant – David Ratte – 95 pages

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« Le jour où Chloé annonce à sa mère que son petit copain s'appelle Abdelaziz, la nouvelle passe mal. Car, bien qu'elle s'en défende, Catherine est raciste. Et que personne ne se berce d'illusions, elle désapprouve cette liaison et ne se prive pas de le faire savoir. Les relations entre la mère et la fille se tendent, se détériorent, s'amenuisent, puis disparaissent. Quand un événement tragique frappe Abdelaziz, Catherine veut soutenir sa fille. Mais le lien est rompu. » 4e de couv.

Qu'il est dur de voir partir ses enfants. Pendant des années, les parents mettent tout leur amour à faire grandir cette petite chose et à lui transmettre ce qui compte pour eux, et sans crier gare, voilà qu'il ou elle leur échappe. Au bras d'un quelqu'un qu'ils n'ont pas choisi et dont ils ne peuvent s'empêcher de dresser le bilan des actifs et des passifs. Car comment confier ce que l'on a de plus précieux à un inconnu ? Même la SPA assure un suivi des adoptants.
Alors l'intrus est disséqué. Trop racisé, trop croyant ou trop athé, trop gros ou trop petit, trop mou ou trop fade, trop ambitieux ou trop plan-plan, trop original ou trop conventionnel, trop à droite ou trop à gauche, trop famille ou trop indépendant, trop ce que vous voulez. Et si Trotro est un âne, ce n'est pas un hasard.

Ici, c'est le racisme qui empêche Catherine de voir Chloé voler de ses propres ailes. Catherine aime sa fille et justement ! -pour ainsi dire-, elle veut quelqu'un qui soit à la hauteur de ce qu'elle estime être bien pour elle. Les arabes, elle a un plein wagon de préjugés dessus, et pas des plus positifs. Elle n'est pas raciste non, mais plus ils sont loin d'elle, mieux c'est. Alors, en faire entrer un dans la famille, non, c'est juste pas possible. Chloé s'est forcément trompée et sa mère est là pour l'aider à faire preuve de clairvoyance.
Et c'est le début du combat des bourriques. L'une s'arc-boute sur ses préjugés et chavire dans la violence, tandis que l'autre considère la situation avec tout le recul d'une adolescente amoureuse. Le père pacifie ce qu'il peut, aime sa femme qui l'exaspère et qu'il contre, et soutient sa fille d'un amour lucide et empli de joie.

L'histoire aurait pu s'arrêter là. Les auteurs auraient pu laisser le temps au temps et se pencher sur l'évolution au long cours des relations familiales bousculées par l'arrivée de l'intrus. On peut imaginer une pacification à petits pas, une découverte réciproque, une adaptation à un réel qui ne changera pas. Au lieu de cela, David Ratte a choisi la ficelle un peu grosse du drame qui oblige la mère à considérer qu'elle s'est comporté comme une abrutie. Pathos et culpabilité qui s'achèvent dans un happy-end que j'ai trouvé un peu malaisant si l'on considère la nature du drame. Dommage, j'aurais tant aimé que la maturation vienne de ses rencontres.

Reste une histoire écrite et dessinée avec beaucoup d'humanité. Le trait expressif supporte une forme de rigidité qui contribue paradoxalement à renforcer les émotions à fleur de peau des femmes de ce récit. Les couleurs en transparence de Mateo Ratte laissent transpirer l'atmosphère de tension qui s'épanouit dans un décor lumineux où tout semble parfaitement à sa place, isolant davantage les protagonistes de ce maelström affectif.
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Au-delà de la bêtise du racisme et des préjugés, cette histoire parlera aux mamans et aux papas qui regardent forcément de travers celui ou celle qui leur prend leur canard pour l'emmener au pays des adultes.

Ema
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Re: Bandes Dessinées

Message par Ema » 06 juil. 2020 20:54

Jimi Hendrix, la légende du Voodoo Child – Martin J.Green et Bill Sienkiewicz

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La jolie couverture toute en énergie tourbillonnante et en élévation de l'édition originale

« D'octobre 66 à janvier 70, un jeune guitariste noir enflamma les scènes d'Europe et des Etats-Unis. Jamais de tels sons n'avaient été entendus. Jamais plus ils ne le seraient. Avec Jimi Hendrix,le monde entier vécut une « expérience » bouleversante : celle d'un génie en perpétuelle quête d'invention, en résonance totale avec son époque, dont la légende commença de son vivant... et se poursuit aujourd'hui encore. » 4e de couv.

Cette BD n'est pas une biographie. Certes, elle présente une (relative) linéarité comprenant des éléments biographiques mais la finalité n'est pas de tout savoir de la vie de Hendrix. Pas de révélation fracassante (si cela était encore possible) sur ses addictions, ses aventures, ses coups de folie. Et ce n'est pas plus mal. Parce que, pour être honnête, on s'en fiche un peu de savoir avec qui dormait un artiste et ce qu'il consommait au moment où il a composé ce morceau qui nous touche tant. Non ? Ah bon ? On devrait. Ce serait aussi une belle façon de reconnaître l'universalité de son art.

Ici, les auteurs ont pris le parti de se focaliser sur la musique de Hendrix. Et leur plus grande réussite est qu'elle arrive à donner à voir la couleur pourpre de sa brume, ce halo venu on ne sait d'où et qui nimbe sa musique, telle la lumière translucide et mouvante dans laquelle baigne ces images. Ca tourbillonne de partout, ça semble partir en vrac mais tout s'organise parfaitement et les mille et une astuces disparates semblent reliées par un fil narratif et forme, au final, une oeuvre diablement cohérente. Du Hendrix, en somme :

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Les éléments biographiques sont certes évoqués, mais afin de donner à voir la génèse de cette musique, à travers les rencontres et les états d'âme de Hendrix. Liant le destin de cet homme à une époque ayant connu bien des révolutions, ils évitent l'écueil du porte-parole générationnel, rôle trop étroit pour un individu qui a révolutionné le rock.

Un album qui donne envie de (re-) découvrir la musique d'Hendrix, et c'est le plus beau compliment qu'on peut lui faire.

Ema
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Re: Bandes Dessinées

Message par Ema » 10 juil. 2020 20:10

Une case en moins, la dépression, Michel-Ange et moi - Ellen Forney, 243 pages
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« A l'âge de trente ans, Ellen Forney apprend qu'elle est bipolaire. La dessinatrice enchaîne les périodes d'euphorie créatice et les longs moments de dépression. Au début, Ellen est plutôt contente : elle va enfin pouvoir rejoindre le club des artistes fous, de Van Gogh à Michel-Ange. Las, elle déchante rapidement. Heureusement, Ellen va s'en sortir, grâce notamment à la pratique de son art. « Une case en moins » est le récit de cette guérison, entre les séances de psychothérapie, l'introspection et l'exercice de la bande dessinée. » 4e de couv

Ce roman graphique permettra à ceux qui veulent en savoir un peu plus sur cette maladie d'en découvrir les mécanismes psychiques et les alternatives de soins. Loin d'être un catalogue thérapeutique, il plonge dans l'intimité d'Ellen Forney, sans voyeurisme ni misérabilisme. La narration, tant dans son propos que dans sa réalisation, varie selon son état mental, du franchement drôle (mais à quel prix!) au franchement sombre.
La fusion parfaite du dessin et de l'état mental de l'auteur est l'une des grandes performances de ce récit. Les planches oscillent donc entre dispersion et vide, clarté et fouillis, continuité et éparpillement, bazar et logique. L'exploit de cet ouvrage est que, au final, il y a une forme de retenue dans tout cela, que ce soit lors des épisodes maniaques...
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ou dépressifs....
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Par ailleurs, ce livre, dont certains éléments ont été réalisés par Ellen Forney tandis qu'elle était en pleine phase dépressive, est un témoignage précieux de l'apport de l'art-thérapie en général dans les troubles psychiques. Cela fait belle lurette que les arts plastiques sont utilisés dans l'accompagnement des malades, mais – nous sommes dans un topic BD! - cet ouvrage montre tout l'intérêt du support BD qui permet de mettre du lien quand tout s'éparpille, de remettre de la linéarité dans le parcours de soin et de vie des patients.

Enfin, il montre aussi les dérives du libéralisme médical où, si t'as pas les sous, t'es dans les choux.
En effet, c'est la mère de Ellen qui a payé tous ses soins pendant ses longues années avant d'être stabilisée. Elle dresse elle-même le bilan comptable de sa santé mentale (p238)
« Budget Médocs sur un mois : Lamictal 490$ + Lamotrigine 250$ + Zyprexa 660$ + Olanzapine 500$ + ce bon vieux Lithium 40$ + Abilify 990$ + un psychiatre : 200$ la séance + les labos (prises de sang) + frais d'hospitalisation + médicaments pour contrer les effets secondaires + vitamines et autres + cours de yoga + piscine + acupuncture et médecine douce... qui... ne viennent pas compenser « les baisses de productivité pendant un épisode aigü. »
A l'heure où le libér.. - oups ! - l'individualisme de son vrai nom, va grandissant au motif séduisant mais trompeur du « tu paies que ce que tu consommes », à l'heure où se reproduisent des « courtiers en produits sociaux » - si, si, j'ai découvert cela tout récemment ; on n'arrête plus le progrés – voilà une ardoise qui fait réfléchir.

Un beau récit autobiographique qui sait éviter les extrèmes, pourtant inhérents à cette maladie. Il offre aux personnes qui seraient concernées des propositions vécues mais sait les intégrer dans la singularité de chaque patient, donc, sans plaidoyer ni dénigrement pour l'une ou l'autre prise en charge.
Enfin, et puisque nous sommes dans un forum dédié à un certain artiste, il balaie d'un revers de la main un certain romantisme qui voudrait que le génie trouverait sa source dans la folie, aussi douce soit elle.
« Ce fut un soulagement de constater que, pour une bipolaire stabilisée, la vie était loin d'être ennuyeuse. Pas besoin d'être hystéro pour se faire tatouer les dents (-elle a fait inscrire « LedZep » sur une molaire...-), ou bien pour se baigner toute habillée, ou pour bosser (-elle continue de produire des BD qui rencontrent un certain succès aux USA-).
Le génie créatif est inhérent à la personne. La maladie mentale est le vilain chancre qui se greffe dessus, elle ne fait pas l'artiste.

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Re: Bandes Dessinées

Message par Ema » 14 sept. 2020 17:52

Le serpent d'Hippocrate, Fred Pontarolo

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Si les faits divers nous touchent autant, c'est qu'en donnant à voir le passage à l'acte et ses conséquences, ils permettent l'incarnation de notre part sombre. Sans pour autant favoriser la catharsis d'une tragédie grecque, ils nous rappellent que tout homme n'est qu'un humain, trop humain pour être tout à fait parfait.

Dans cette BD de 2011, Pontarolo s'inspire d'une histoire vraie. Pourquoi dit-on que le réel dépasse la fiction ? L'hypothèse défendue avec brio par Pontarolo, est que le réel, parce qu'il est lieu des pulsions, des émotions, de la folie sous-jacente qui à tout moment peut s'emparer de nos cerveaux, le réel donc, parce qu'il nous échappe, est toujours plus chaotique qu'un imaginaire guidé par des choix, des désirs et des limitations.

A l'instar de son « personnage » principal, Pontarolo va se jouer de ses lecteurs, de leurs représentations, de leurs projections, de leurs convictions, de leur vision étriquée des choses qui les empêche de considérer qu'une autre réalité est possible. Parce que cette autre réalité échappe même à son élaboration mentale et ne peut se révéler qu'à la faveur de preuves. Et que sa révélation n'en finit pas de lever des questions auxquelles les explications à la truelle de certains ne peuvent combler d'aise que ceux que la complexité dérange.

L'histoire :
Alain Mangeon est médecin généraliste, bon époux, bon père. Un homme sans histoire(s?). Et pourtant, il va mettre à profit sa science pour commettre un crime.
L'une de ses nouvelles patientes, Isabelle, souffre de dépression. Petit à petit, au gré des visites, Isabelle confie les sévices que lui fait subir son mari. Alain va peu à peu s'intaller dans la vie de Isabelle et de sa fille, quitter sa femme et....

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Pour le savoir, allez voir.
Vous aimerez vous plonger dans cette histoire si vous aimez être destabilisé, questionné, supris, transformé, en mouvement (j'ai dit en mouvement, pas en marche, hein...).
Deux personnages a priori caractérisés : la jeune femme en souffrance et son héraut sacrificiel près à tout pour la sauver. Allez, vous me dites, c'est bateau ton truc : il tue le mari d'Isabelle ! Peut-être, oui. Ou pas. Ou : de toute façon, la clé de cette affaire n'est pas là.
Clé perdue dans les méandres du mensonge, de la manipulation, de la passion, du désir d'absolu, de l'amour, en quelque sorte.

Les traits anguleux et l'encrage nerveux rendent compte de l'incapacité des personnages à émerger d'une atmosphère en demi-tons de gris, fétus de paille bringuebalés par le destin dramatique qu'ils se choississent, construisant leur propre finitude. Analyse purement rhétorique que la dernière page de l'album balaie d'un revers de la main : la logique d'un amour ne serait-elle accessible qu'à ceux qui le vivent ?

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Re: Bandes Dessinées

Message par Ema » 20 sept. 2020 12:13

Carbone et Silicium, Mathieu Bablet, 270 pages

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Je dois avouer quelque chose : je suis totalement passée à côté de la précédente BD de Mathieu Bablet, Shangri-La, pourtant gros succès critique et public. L'hyper saturation des couleurs, la stylisation maniérée des visages, la charge de détails et l'omniprésence des décors technologiques on eu raison de mes trop faibles capacités d'adaptation. Je suis définitivement trop vieille pour la culture gaming.
Forte de cet échec et devant le succès dudit album, je ne pouvais pas passer à côté de celui-ci. Après tout, si tant de personnes avaient été prêtes à débourser 20€ pour une BD c'est qu'il y avait sûrement matière.
Alors, zou ! On prend sur ces genoux ce lourd, large et long objet, aussi aisé à manipuler qu'un pavé trop gras et on y va !

L'histoire : La professeure Noriko Ito réussit à créer une intelligence artificielle sous forme de deux entités distinctes, l'une féminine, Carbone, l'autre masculine, Silicium. C'est le point de départ d'une nouvelle ère qui trouvera une finitude 271 ans plus tard, et autant de pages, au gré d'un mouvement parallèle, où si l'humanité court à sa perte tout en croyant qu'un transhumanisme pourrait lui permettre de s'adapter à l'enfer qu'elle a créé, les IA sont elles condamnées à garder cette enveloppe matérielle dont le paradoxe est qu'elle reste le seul médium pour avoir accès à la virtualité.

D'accord, ma présentation n'est pas terrible. Mais pas évident de « raconter l'histoire » de cette BD. Mathieu Bablet brasse tellement de thèmes, d'époques, de sentiments, que finalement, cette BD tient parfois plus du récit philosophique que du récit d'aventures.
Certes, les ravages du libéralisme font comme un fil rouge à l'histoire, mais l'auteur montre aussi la dépendance des humains modernes à un système qui semble passé maître en l'art de la fabrication de ces plaisirs, aussi artificiels soient-ils, voire aussi virtuels soient-ils, dont l'humain ne sait pas se passer. Et tant pis, si à terme, c'est au prix de la vie sur terre. Car si la vie est finitude, l'idée de sa continuité dont on serait absent semble l'être tout autant pour l'essentiel des humains.
Alors c'est quoi le sens de ce vivre sur la terre ? Vaste question dans laquelle Carbone et Silicium, conçus dès le début avec la conscience d'une finitude datée, vont se dépétrer que ce soit dans leurs pégrégrinations solitaires à travers la petite planète bleue ou dans des retrouvailles pour des disputes philosophiques (pas rasoir du tout, ne prenez pas peur!) enrichies de leurs rencontres et obstacles plus ou moins bien surmontés. En ce qui me concerne, c'est au cœur de ces échanges plus que dans les péripéties vécues que la projection se fait et que ces robots prennent une essence humaine. La sensibilité s'y déploie par le constat de l'impossible fusion de leurs approches.
Mais cette BD est aussi un formidable hymne à la vie (tant qu'il y en a, d'accord), à repenser son « être au monde », à sauver ce qui fait de nous des humains faits de chair et de sang, tout autant qu'une réflexion sur ce que c'est que cette organisation physiologique, ce qu'elle permet et ce qu'elle ne permet pas, ce que l'on peut augmenter, et ce qui, quoi qu'il arrive, s'impose à la volonté.

La structure en chapitres sans continuité temporelle renforce la fatalité du propos, le péril annoncé dans les pages précédentes laissant la place à l'après. Ce qui s'est passé entre ? Le lecteur a toutes les clés en main pour reconstruire le processus de son effondrement.

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Alors récit d'anticipation ou voyage philosophique ? Un peu des deux, comme le sont les grandes œuvres de la science-fiction. Ambitieux, mais réussi. Chapeau.

PS : postface d'Alain Damasio. Voilà.

Ema
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Re: Bandes Dessinées

Message par Ema » 28 sept. 2020 10:06

Simon Lamouret, « L'Alcazar », éd. Sarbacane 2020 (200 pages) et « Bangalore », éd. Warum 2017 (110 pages)
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En 2017, Simon Lamouret restituait dans une BD noir et blanc sa première prise de contact avec l'Inde urbaine de Bangalore. « Durant trois années, j'ai arpenté cette ville et ai posé mon regard sur les interactions qui se déroulent dans la rue. Devant le spectacle des passants anonymes, de ces acteurs des trottoirs, j'ai tenté de décoder une part de l'âme indienne, sans chercher à démontrer, en regardant et en écoutant, pour retranscrire, de la façon la plus juste, ce que j'ai cru percevoir de ce peuble » (préface de l'auteur).
Dans une démarche quasi ethnographique, Simon Lamouret s'est installé dans certains endroits de la ville et a croqué des scènes, des visages, des paysages urbains. Et « à Bangalore, on trouve presque tout dans la rue... Des friandises, des fruits et des légumes, des cigarettes et du thé, des cireurs de chaussures ou des coiffeurs » (4e de couv)
On y trouve aussi une hiérarchie humaine systémique, des riches très très gros et des pauvres très très maigres, des croyances de partout et en tous lieux qui se juxtaposent, des travailleurs miséreux et parfois solidaires, des flics corrompus et d'autres bienveillants, et tout cela coexiste non sans fatalité, dans un espace resserré qui semble à l'étranger trop étroit pour que chacun s'y meuve.
Bangalore, c'est 24 saynètes parfois reprises partiellement dans des panoptiques hyperdétaillés où chaque chose semble parfaitement à sa place tant les crayonnés sont à la fois précis, texturés et dynamiques.
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Les rues deviennent théâtre d'une comédie humaine où l'auteur se met épisodiquement en scène comme pour mieux souligner le décalage de son regard occidental et la difficulté d'objectivation que peut avoir celui qui est à la fois dans l'action et sa restitution.
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En fil rouge, 5 épisodes intitulés « Sousou », où le tenant d'un minuscule débit de boissons lutte contre les urineurs nocturnes qui s'en prennent à son échoppe. Et on ne peut s'empêcher d'imaginer Sisyphe heureux.
.....

Trois ans plus tard, Simon Lamouret zoome sur l'une de ces scènes urbaines, à savoir, un chantier de construction. Ici, la dynamique narrative s'enrichit puisque l'auteur va se focaliser sur ces travailleurs pauvres qui vivent sur le chantier et va plonger avec eux dans une sorte de huis-clos à ciel ouvert et retranscrire, par les interactions qui se jouent entre ces personnages, les enjeux de l'Inde contemporaine.
Sur ce chantier, l'auteur suit les journées de travail, les nuits de repos, les rares instants festifs d'hommes (et d'une femme) de différentes origines qui travaillent pour une bouchée de pain qui leur permettra de rembourser leurs dettes et attendre le jour suivant. En attendant, ils dorment sous des tentes tout juste assez grandes pour accueillir leur matelas, se lavent sous le regard des passants, cuisinent et partagent leurs repas sur ce qui est un lieu de vie autant que de travail.
Sans misérabilisme et à hauteur d'homme, Simon Lamouret suit l'élévation des étages de cet immeuble et les relations qui se nouent dans cet espace de cohabitation contrainte.

En fil rouge, Mehboob, sa femme Salma et le beau-frère Rafik, musulmans mangeurs de viande. Mehboob est un manœuvre expérimenté à qui on ne la raconte plus et il a beau alerter Rafik sur son absence totale, structurelle, systémique de perspective professionnelle, Rafik débute, et il aura besoin d'apprendre par lui-même que ceux qui sont nés tout en bas y restent. Pas de rébellion, juste le constat qu'il faut savoir ne pas être dupe de ce que le système attend de vous, et agir en fonction. Dans cette organisation clanique, chacun sa place, chacun son combat.
Le système, c'est Trinna, le chef de chantier qui semble en posséder les clés. Chefaillon parmi les faibles, il se fait prince des petits arrangements, de la corruption au quotidien et de la manipulation. Mais il est aussi serf du promoteur, avalant les couleuvres qu'on lui impose pour ne pas perdre le maigre différentiel financier qui le sépare des ouvriers.
Mais il y a aussi Ali, le jeune ingénieur qui va apprendre à faire ses propres choix, les carreleurs rajasthanis contraints à travailler avec d'autres communautés, les propriétaires des appartements aux demandes apparemment irréalistes mais que pourtant, toute cette intelligence humaine va réussir à réaliser.

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Saisissant au microscope un geste technique ou une expression contenue, Simon Lamouret abandonne le gauffrier de «Bangalore » pour une composition plus souple, plus propice à accueillir les enjeux intimes ou sociaux qui se déploient au fil des pages. Ce qui est tu se révèle alors par la grâce de personnages parfaitement caractérisés sans pour autant sombrer dans la caricature.
Reprenant la sorte de chapitrage temporel, déjà expérimenté dans « Bangalore », il encadre chaque séquence d'une double planche au cadrage unique, dont la beauté réside tant dans dans l'utilisation nuancée d'une bichromie orange-bleu que dans la restitution des moindres détails, témoins triviaux d'une vie humaine. Le constraste entre trivialité et demi-tons confèrent à ces planches (ainsi qu'aux pages narratives) une poésie assez étrange au regard de ce qui se déroule sous nos yeux.

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Deux BD qui sont aussi de jolis objets éditoriaux.

Merci à Caféine pour l'idée indienne <3

Ema
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Re: Bandes Dessinées

Message par Ema » 05 oct. 2020 18:07

Malgré tout, Jordi Lafebre – 150 pages
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L'histoire :
Ana et Zeno s'aiment. Mais comme le lui écrit Zeno, leur amour est « inévitable, mais impossible. Séparés par l'infini . Unis par l'horizon. Là où les lignes parallèles se rejoignent enfin. Un jour, peut-être, toujours. »
Ana, c'est un petit bout de femme de soixante ans, énergique maire bien décidée à construire des ponts entre les rives. Zeno est un aventurier marin libraire et scientifique qui va mettre quarante ans à rédiger une thèse pour démontrer que le temps peut aller en arrière. Alors pourquoi ces deux là ne sont-ils pas ensemble alors qu'ils restent reliés par un amour aussi tendre que passionné ?

Tout le charme de cette histoire, c'est qu'en choisissant de raconter une histoire d'amour de façon antechronologique, Lafebre zappe pourtant l'étape obligée de La Révélation, le truc qui expliquerait à lui tout seul que ces deux là ne peuvent vivre ensemble. Ils ne sont pas ensemble parce que c'est comme ça, c'est tout, et c'est très bien aussi.
Parce que lui a la mer, les rencontres, l'aventure, l'imprévu, les livres, son inacessible quête de l'origine des temps et les étoiles qui dansent tout autour comme des papillons.
Parce que elle a Giuseppe, son « homme idéal, et même un peu plus », vieux complice pas naïf et toujours aussi amoureux de son « écureuil débordant d'énergie », leur fille Claudia, et un engagement corps et âme pour sa ville.

On remonte le temps au gré de chapitres joliment identifiés par un élément symbolique jusqu'au jour de la rencontre auquel, bien évidemment, le chapitre d'ouverture (donc quand ils sont vieux) fait écho.
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C'est tellement fluide, qu'on se surprend à recommencer l'histoire à l'envers, et ça marche! Non seulement la cohérence est là, mais le plaisir aussi. Chouette !
Le dessin réussit le tour de force de transpirer la joie, l'amour et la légèreté des amants heureux, tout en évitant la choupitude. Les visages ciselés en lame de rasoir, les mouvements et attitudes frôlant parfois le dessin humoristique, la succession de cadrages différents sur les six vignettes de chaque planche y sont sûrement pour quelque chose et tant mieux. Les jolies couleurs de Clémence Sapin savent jouer de transparence dans laquelle les personnages habitent pleinement l'espace de la case.
Une BD qui fait du bien, et par les temps qui courent, on est preneur.

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Re: Bandes Dessinées

Message par Ema » 20 oct. 2020 16:01

Raven – Mathieu Lauffray – T1 : Némésis
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Mathieu Lauffray est un raconteur d'histoires. Après ses prouesses esthétiques exprimées sur un scénario de Xavier Dorison pour « Long John Silver » (chroniqué il y a 2 ans – déjà ! sur SL), il livre cette fois en solo, une nouvelle histoire de pirates. Encore ? Eh oui !, parce que :

« Le monde des pirates des Caraïbes est un rêve. Une parenthèse de cette liberté qui se savoure après les tourments et les servitudes. Son prix est élevé car elle vous prend tout, nation, famille, avenir, mais elle permet l'essentiel : la chance de montrer qui l'on est et ce que l'on sait faire, de choisir sa vie avant de franchir le Rubicon. Pour le pirate, seul le présent compte. Face à cela, la mort elle-même est impuissante. » Préface de l'auteur

Raven suit tous les codes du genre. Ses pirates sont tous des gredins, plus ou moins malins, plus ou moins violents, plus ou moins courageux. La vamp est une piratesse dont la sexytude n'a d'égal que la cruauté. Des innocents plus ou moins veules vont être poussés à l'action. Et bien sûr des sauvages cannibales habitent l'île au trésor.

L'histoire est donc assez classique : Raven est un pirate qui aime la bagarre, le sang et les (s)abordages. Sur lui aussi. Pas étonnant que ses coreligionnaires l'accusent d'avoir le mauvais œil au vu de son palmarès fait de catastrophes et d'échecs. Il entend parler d'un trésor que la redoutable Lady Darksee doit retrouver en échange d'un pardon royal qui lui sauverait la vie. Par ruse il obtient la carte du trésor et devance la piratesse sur une île peuplée de cannibales qui mènent la vie dure à un nobliau gascon et ses gens qui s'y sont échoués.

Le charme de cette histoire ne réside pas dans l'originalité de son scénario mais, encore une fois, comme dans le magnifiquissime LongJohnSilver, dans le traitement graphique qu'en propose Mathieu Lauffray. Des panoramiques qui nous plongent dans la puissance de ce monde sauvage propice à l'expression des sentiments les plus rugueux et extrêmes.
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Un rythme qui ne cesse jamais, articulé autour de quelques passages obligés traités avec une pointe de décalage dans les expressions où la plume tranchante de Mathieu Lauffray saisit la pensée de ses personnages sans sombrer dans le ridicule de l'exagération.
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C'est mené tambour battant et on ferme le livre avec un délicieux sentiment de bien-être, une forme de régression thérapeutique d'un voyage en terrain connu, le sourire au coin des lèvres. Avant Covid, le T2 était prévu en octobre. Chic, y'a plus beaucoup à attendre !

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Louise_
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Re: Bandes Dessinées

Message par Louise_ » 23 oct. 2020 18:49

Depuis que je travaille en binôme avec l'acquéreur (acquereuse ? Bref ma collègue !) des BD je les regarde de plus près. Aujourd'hui je suis tombée sur celle ci. Que j'ai trouvé très jolie
Alexandrin ou l'art de faire des vers à pied - Alain Kokor et Pascal Rabaté
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"Je fais du charme avec les mots pourtant c'est son silence qui m'a conquis, on communique parfois plus avec la peau et je l'apprends à l'automne de ma vie. Je vais écrire des poésies sur l'amour mais j'utiliserai le mot court plutôt que toujours... Rien ne dure on voudrait dire encore et c'est trop tard, il est déjà dehors... reste l'empreinte de l'amour sur le coeur du troubadour."

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Re: Bandes Dessinées

Message par Ema » 27 oct. 2020 17:48

Alexandrin... de Rabaté et Kokor

Très jolie BD en effet de la part de deux auteurs qui ont pour habitude de donner à voir que la poésie est en toute chose.
On la doit à Pascal Rabaté (scénariste, entre autres !, du « Didier la 5e roue du tracteur» chroniqué sur SL) et de Alain Kokor, auteur du mirifique « Au-delà des mers ».
Ci-dessous le lien d'un entretien avec le scénariste Pascal Rabaté qui s'exprime sur cette BD.

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