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par boby6 » 17 nov. 2019 19:24
Je vous recommande le livre de Joseph Ponthus, à la ligne.
L'auteur d'abord, né en 78, a fait une prépa littéraire puis a travaillé comme éducateur spécialisé en région parisienne. De cette époque, reste un livre, écrit collectivement, Nous, la cité. Bref, il rencontre sa future femme, qu'il suit en Bretagne. Là-bas, il ne trouve pas de travail, alors il s'inscrit dans des boites d'intérim. L'histoire commence là. Soixante-six feuillets d'usine, comme précise le sous-titre, durant lesquels il raconte ses journées.
Le livre s'ouvre sur Apollinaire "C'est fantastique tout ce qu'on peut supporter" et se referme une fois terminé. On y croise des crevettes, des tonnes de crevettes, des bulots, qui n'ont évidemment aucun intérêt, des carcasses, du sang, beaucoup de sang, surtout quand les onglets ont débarqué, on y croise Jacques, Barbara, Aragon, Léo, d'autres, et surtout Charles Trénet, on y voit l'homme et son épouse amour, le fils, Pok Pok le chien, de drôles de maladies comme la vendredite ou la dimanchite, et tout plein d'ouvriers. Il y a des lourdeurs, des répétitions, mais du rythme, toujours du rythme, sûr on est bien à l'usine. Grand Prix RTL-Lire 2019, Prix Régine-Desforges, Prix Jean Amila-Mecker, Prix du premier roman des lecteurs des bibliothèques de la ville de Paris. Voilà pour la liste des récompenses qui ne veulent rien dire.
Si je n'avais lu que la bio de l'auteur, je n'aurais pas acheté le livre. Trop peur qu'il fasse une Polonyte, vous savez ce syndrome "j'ai exercé un métier pendant un an, alors maintenant je sais tout, je peux tout dire, je suis expert, je vaut mieux que ça, je suis un intellectuel, Moi". Mais, chez le libraire, il y avait une petite note d'un lecteur : "Prenez-le pour le style".
Tout est dit, le style fait tout. Parfois les références arrivent un peu comme un cheveu sur la soupe, de poissons, d'autres fois, c'est plus subtil, et ça fait des gros shploooourk, Et ça fait des gros splaaaaaash, je préfère.
Je n'ai pas pu le lâcher, ça se lit en cadence et, comme à l'usine, on ne peut pas quitter son poste. Je vous en recopie un extrait significatif de l'ensemble, chapitre 12 :
Ça a débuté comme ça
Moi j'avais rien demandé mais
Quand un chef à ma prise de poste de demande si j'ai déjà égoutté du tofu
Quand je vois le nombre de palettes que je vais avoir à égoutter seul et que sais par avance que ce chantier m'occupera toute la nuit
Égoutter du tofu
Je me répète les mots sans trop y croire
Je vais égoutter du tofu cette nuit
Toute la nuit je serai un égoutteur de tofu
Je me dis que je vais vivre une expérience parallèle
Dans ce monde déjà parallèle qu'est l'usine
Je pose le cadre
Il est quatorze heures trente
Je sors de ma nuit m'étant couché vers huit heures
Je dois embaucher à vingt heures trente et débaucher à cinq heures
L'agence d'intérim m'appelle changement de programme et d'horaires
De dis-neuf heures jusqu'à quatre heures trente ce qui en comptant la demi-heure de pause quotidienne me fera un bon neuf-heures de boulot
Je ne serai pas aux poissons panés mais aux plats cuisines que mon usine produit aussi
Je commence à travailler
J'égoutte du tofu
Je me répète cette phrase
Comme un mantra
Presque
Comme une formule magique
Sacramentelle
Un mot de passe
Une sorte de résumé de la vanité de l'existence du travail du monde entier de l'usine
Je me marre
J'essaie de chantonner dans ma tête Y a d'la joie
du bon Trenet pour me motiver
Je pense au fameux vers de Shakespeare où le monde est une scène dont nous ne sommes que les mauvais acteurs
Je pense être un Kamoulox vivant
"Je chante du Trenet en égouttant du tofu
-Hélas non vous re-cu-lez de trois pois-sons pa-nés"
Je pense que le tofu c'est dégueulasse et que s'il n'y avait pas de végétariens je ne me collerais pas ce chantier de fou de tofu
J'échafaude des contrepets qui me semblent bien sonner
Égoutteur de tofu
Et fauteur de dégoûts
Les gestes commencent à devenir machinaux
Cutter
Ouvrir le carton de vingt kilos de tofu
Mettre les sachets de trois kilos environ chaque sur ma table de travail
Cutter
Ouvrir les sachets
Mettre le tofu à la verticale sur un genre de passoire horizontale en inox d'où tombe le liquide saumâtre
Laisser le tofu s'égoutter un certain temps
Un certain temps
Comme aurait dit Fernand Raynaud pour son fût de canon
Qui se souvient encore de Fernand Raynaud et de ses sketches qui semblent aujourd'hui si datés
J'essaie de me souvenir des sketches de Fernand Raynaud en égouttant du tofu
Le 22 à Asnières
La chemise lilas
Pourquoi tu tousses
Le Fût de canon
Je me souviens que ma grand-mère adorait me les montrer à la télé quand j'étais gamin
Je repense à elle qui me manque
Je me souviens
Je me souviens Georges Perec Forcément