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par Ema » 10 mai 2021 19:08
La miséricorde des cœurs, Szilárd Borbély, 2013, 332 pages, traduit par Agnès Járfás
Dans cet unique roman du poète, celui-ci fait parler le petit garçon qu'il était dans la Hongrie rurale des années 70.
En quoi ça nous concerne, me direz vous.
Eh bien, ce récit parle d'une nation qui se cherche, et au-delà de sa dimension ethnographique, cela est toujours d'une brûlante actualité. Ici.
1968, début de ce récit, évoque aux francophones, « sous les pavés la plage », la pilule pour toutes et le vrai-faux départ pour Baden-Baden du général de Gaulle.
1968, en Hongrie, ben, c'est pas pareil.
Rapide retour en arrière (en simplifié)
1919-1920 : pas de bol pour les hongrois, ils appartiennent à l'empire déchu d'Autriche-Hongrie. Alors, c'est cool, parce que ça leur permet de prendre leur indépendance, mais on leur retire 2/3 de leur territoire parce que, on est sympa, on se dit que comme ça, ce sera plus facile à gérer (c'est comme à Minecraft, il faut commencer petit). Je rigole. Si, si, comme dirait Elisabeth. (Arf, brillant). Bref. Et voilà comment 1/3 de la population magyarophone (ceux qui parlent le hongrois) se retrouve, qui dans le nouvel état de Tchécoslovaquie, ou celui de Yougoslavie, ou celui de Roumanie. Forcément, ils vont y être bien accueillis.....
Du coup, un amiral qui se retrouve sans mer (leur accès à la mer a été donné à la Yougoslavie), s'ennuie. Parce que le lac Balaton, c'est joli, c'est pas mal grand, mais niveau horizons, ça reste limité. Alors, pour pas déprimer, il se dit : Yalla ! je vais diriger le pays. Et comme c'est un militaire, il va s'en charger avec toute la fantaisie qu'on leur connaît, comme dirait Bashung, Accessoirement, il encourage l'entrepreneuriat individuel. Dans les campagnes, se crée une classe moyenne, les koulaks.
Miklós Horthy, c'est le nom de l'amiral, n'a pas de moustache. Alors, sûrement que celle d'Adolf lui file moins de complexe que celle de Joseph. En plus y'a pas la barrière de la langue vu qu'il a été à l'école fauxtrichienne. Wunderbar ! Ils deviennent copains de képis. Du coup, la Hongrie récupère des bouts de son ancien territoire. Et là, vous vous dites que les nouveaux hongrois (qui sont des anciens hongrois devenus entre-temps des anciens roumains, slovaques, etc.) vont être reçus comme des fils prodigues par les hongrois du crus ? Ben, non. C'est qu'on prend vite l'habitude de pas partager ses jouets et ses parents. Demandez aux aînés comment qu'ils étaient contents de voir débouler le dernier lardon familial.
En 44, Horthy trouve que ça commence à sentir mauvais alors il dit : « Pouce !, je joue plus, je suis neutre. » Alors forcément, les allemands ça les vexe et ils disent : Nein! Alors, quand les soviétiques arrivent en 45, ils trouvent qui sur le trône ? Un gars proche des allemands. Mauvaise pioche pour les hongrois. Encore. Alors le gars est exécuté un an plus tard, et le rouge devient couleur nationale. Ca change du brun, d'un autre côté. La grande entreprise de dékoulakisation peut (enfin! diront certains, et pas des plus fins) commencer pour mettre en place la collectivisation des moyens de productions. Avec toute la subtilité soviétique.
Ca tient un temps. C'est dingue l'efficacité de la peur. Ca marche à tous les coups. Mais en 1956, ça pète. 3 000 morts, des dizaines de milliers d'éxilés. Pour pas grand chose, parce que politiquement, ça s'en va et ça revient, comme dirait Monsieur Claude. Dans la bouche de Madame, c'est plus cochon.
Et c'est dans ce merdier que naît le petit Szilárd. Issu de qui ? Ah, ça...Bringuebalé par l'histoire, sa famille se retrouve dans un village miséreux du fin fond de la Hongrie frontalière de la Roumanie. Déracinée, ou plutôt aux racines trop enchevêtrées pour que quiconque y retrouve ses petits. Et pour certains, c'est un truc vachement important, d'avoir des racines bien propres. Ou pas propres, mais qu'elles soient faciles à identifier. C'est toujours plus facile à arracher....Dans quelques semaines, nouvelles promos à prévoir au rayon deshérbant dans nos belles régions...
Alors ils sont quoi ces gens (parce que 'ils sont qui' faudrait aller y voir). Des magyars ? Des ruthènes (ukrainiens) ? Des roumains ? Des juifs ? Des catholiques ? Des unitariens (protestants) ? Ce qui est sûr, c'est qu'ils ne sont pas d'ici. Ou plus. Ou pas encore. En tout cas, leur cas sort du lot. Coupez-leur la tête !, entend-on. Alors, cours, Alice, cours !
Rajoutez à ce bourbier la bêtise crasse du parvenu, bien protégé par la dictature bienveillante d'un système qui construit des règles pour s'entretenir soi-même et köszönöm !
Le triomphe du chien devenu loup.
L'écriture est à l'image du témoignage : âpre, rude, sidérante d'une crasse tant animale que spirituelle, dans laquelle émergent des fulgurances de poésie. Accrochez-vous. Trois cents pages qui sentent la petitesse humaine, c'est lourd.
Extrait (soft, il y a des mineurs qui lisent). Thème : « le nouvel ordre est toujours le bon, ou, comme dirait ma mère : c'est celui qui a le fusil qui a raison »
« Mon père va toujours dans la forêt. Il fait la cueillette. Depuis qu'il a été viré du kolkhoze, à l'automne. Il s'y est pointé à sept heures du matin. Au moment de la distribution des tâches, les contremaître ne lui a rien dit. Il y est allé pendant une semaine entière, mais personne ne lui a adressé la parole. Puis on lui a transmis le message que, puisqu'il ne travaillait pas, il n'aurait pas de salaire. Il était donc inutile de se pointer. Qu'il reste à la maison ou aille voir ailleurs.
Seulement, tout le monde doit travailler, c'est ce qu'on dit. Celui qui ne va pas travailler est embarqué par la police. Les désoeuvrés sont emprisonnés. Mon père sera mis sous les verrous, lui aussi. Dans le socialisme, la fainéantise n'a pas de place. Pourtant mon père voudrait travailler.
''Si tu étais membre du Parti, tu aurais sûrement du travail'', dit ma mère.
Dans le dossier politique de mon père, tout ce qu'il a dit est noté. Il n'a pas fait suffisamment de propagande contre les koulaks. »
Extrait. Thème : Education en Hongrie rurale en 1970
« Je donne un coup de pied dans le béton. J'écorche la couleur marron de la pointe de ma chaussure.
''Attends qu'on rentre à la maison, tu auras ce que tu mérites'', me glisse [ma mère] en sifflant. Puis, à la maison, elle me bat avec la serpillière en pleurant. Tout en ravalant ses gouttes au nez. Elle s'essuie la morve du dos de la main. La serpillière trempe tout le temps dans le seau pour être à portée de main quand il faut laver le sol des saletés, de la lavasse renversée ou de la crotte de chat. Et du fumier qui dégoutte de nos chaussures. Voilà pourquoi son eau pue tout le temps. C'est le pantalon de survêtement déchiré de ma sœur qui sert de serpillière. Il est bleu indigo. Pelucheux à l'envers. Il est très absorbant, ce qui l'alourdit. Ma mère ne l'essore jamais complètement, et elle me bat avec. »
Extrait. Thème : Et au milieu s'écoule l'enfance
« J'aime beaucoup les canards. J'ai un canard en caoutchouc. Il y a un sifflet. Quand je le comprime, il siffle. L'air en sort et son dos se cambre. Quand je pose la pulpe de mon index sur le sifflet, le canard ne bouge pas. Quand j'ôte mon index il se renfle et retrouve sa forme initiale. Quand il siffle, j'imagine qu'il cancane. Alors qu'il ne cancane pas, mais siffle. Mon canard en caoutchouc siffle quand je veux. Il reste là où je le pose. Seulement, au lieu d'être duveteux, il est glabre. De couleur jaune. Son bec est pein en orange. Les deux points noirs qui signalent ses yeux sont presque effacés. Il ne voit pas bien. Je lui raconte toujours ce qu'il devrait voir. Je lui ai promis que si je reçois un stylo feutre noir, quand mon père en gagnera un au stand de tir, je lui repeindrai les yeux correctement. Pour qu'il voie bien à nouveau. »
Extrait. Thème : Parfois, la vie est chouette
« Nous traversons un champ de blé. Sur les sentiers, l'herbe est raréfiée. Nous franchissons la Kövicses à l'endroit où elle est guéable. C'est la canicule. Les sauterelles bondissent paresseusement. La rivière serpente à travers les arbres en décrivant des méandres en épingle. Au-dessus des lointaines montagnes, des brumes bleuâtres flottent. Une tache blanche se distingue encore au loin, là où les rochers reflètent la lumière du soleil.
Un jour, quand je serai grand, je vais aller voir ce qui se trouve là-bas, me dis-je. »